

« Chante encore… » est une invitation à continuer le voyage parmi 80 histoires qui font rêver, mais pas seulement. Elles sont là également pour partager avec des fleurs, arbres, animaux ou objets, des péripéties et des sentiments, des questions et des situations difficiles.
Ce livre est construit telle une espèce d’encyclopédie où l’on pioche dans l’ordre ou au hasard, une histoire dans des mondes différents et pourtant si semblables au nôtre.
Il est fait également pour servir de support aux parents, enseignants et psychologues, afin d’aborder sans heurter, les différents thèmes dont la liste complète se trouve sur le site.
Livre de chevet ou livre d’enseignement, il est toujours un hommage à la nature et à son merveilleux créateur, plein d’amour et d’indulgence pour toutes nos maladresses et faiblesses.
Chante encore
Prix: 22€
extrait: cliquer sur le livre

Alsacienne d’origine, bretonne d’adoption, Astrid Lerdung a depuis toujours eu le goût de l’écriture. Après quelques romans écrits très jeune et tombés en désuétude, elle s’est attelée à épancher son cœur sous forme de poèmes.
Plus tard, devenue maman, elle a mis toute son énergie à rechercher dans l’imaginaire et parfois dans les plus belles choses qui l’entourent, des idées de contes, de nouvelles, faits pour rassurer et permettre de se reconnaître dans ce qu’il est si difficile d’exprimer.
Se proposant d’intervenir bénévolement partout où l’on aime le livre et les histoires qui ne font « même pas peur », prenant le contre-pied de la mode actuelle qui est à la violence et à l’extrême, elle essaye de faire retrouver le goût du merveilleux, mais d’un merveilleux qui, si on regarde bien, est peut-être tout simplement du naturel que l’on ne sait plus voir.
L'auteur:

Le camion stoppa ; sautant à terre, le conducteur se dirigea vers l’arrière du véhicule, aussitôt suivi par le propriétaire des chevaux.
- Attention, j’ouvre !
Lassos en main, ils étaient tous les deux prêts à bondir sur le côté, et ils firent bien.
Car ce fut une furie qui surgit du van, une espèce de boule de feu, crinière et sabots en folie, d’une couleur miel presque doré, qui sema la panique au milieu du troupeau.
Les hommes remontèrent dans le camion et repartirent ; tous les animaux s’éparpillèrent dans la prairie.
Tous, sauf notre amie qui, tétanisée, regardait l’étalon arriver droit sur elle, tel un bulldozer, aveuglé par la colère et la rage, et en même temps ivre de sa liberté retrouvée.
La collision fut brutale et envoya les deux bêtes à quelques mètres de là.
Il y eut un long silence. Chacun soupesait l’autre du regard, épiant la moindre faiblesse. Ils tremblaient tous les deux, ennemis et amis à la fois, ne sachant de quel côté faire pencher la balance.
Le cheval doré cracha :
- Tu es la seule à ne pas m’éviter. Pourquoi ?
- Parce que tu ne me fais pas peur !
- Mon but n’est pas de faire peur à mes semblables, je ne déteste que les hommes.
- Alors, pourquoi restes-tu ? Tu n’as qu’à rejoindre la montagne, là-bas !
Et d’un mouvement gracieux de son long cou, elle montra les pentes verdoyantes et escarpées.
Il en fut muet de surprise. Tout à sa révolte, il n’avait pas encore regardé où ses maîtres l’avaient mené. Il détailla le paysage qui s’étalait sous ses yeux, sentit l’herbe, dans laquelle il avançait maintenant, lui caresser les jambes. Imperceptiblement, il se rapprocha, humant l’odeur des fleurs, secouant sa crinière avec un plaisir évident.
Elle répéta, comme pour le défier :
- Pourquoi restes-tu ?
Moi je suis un petit garçon pas très dégourdi. Enfin, ça, c’est ce que dit maman. Elle est encore gentille maman, parce que « pas dégourdi », c’est pas méchant.
La maîtresse dit que je suis lent à comprendre et qu’il faudrait que je m’exerce plus chez moi. Elle a sûrement raison ! Mais une fois arrivé à la maison, je suis tellement fatigué de ma journée d’école et du bruit, que je ne fais plus rien.
Le directeur, qui m’a un jour « convoqué » (Ouai..ai..ais ! J’ai retenu le nom ! Donc, j’arrive parfois !) dans son grand bureau qui sent bon la cire d’abeille et la peinture fraîche, m’a dit qu’il valait peut-être mieux que je recommence ma classe, même si j’avais l’âge de passer dans l’autre, parce que j’avais un petit peu de mal à suivre. Il a dit « un petit peu », mais moi je crois qu’il pensait « beaucoup » parce qu’il a fait une grimace en même temps ; et si je ne comprends pas toujours tous les mots, je comprends très bien les grimaces.
Quand je suis retourné en classe, les copains se sont moqués de moi. Je ne sais pas comment ils l’ont appris, mais moi, ce que je sais, c’est que je suis le seul à ne pas être allé au CE1. Ils m’ont traité de tous les noms, pas du tout gentils comme maman. Ils m’ont mis la honte devant la maîtresse et celle-ci m’a regardé d’un air désolé ; mais bien sûr, elle ne pouvait rien faire, je ne lui en veux pas, c’est pas elle la faute. C’est moi qui ne comprends pas.
- Hello, petit !
- Qui est là ? Qui parle ?
- Moi, l’auteur de ce conte.
- Tu écoutes derrière les portes ? C’est pas joli, joli ! Maman me l’a dit cent fois !
- Il le faut bien, parce que sinon, comment je connaîtrais mes personnages ? Il faut que j’observe leur physique et leur comportement, sinon comment je pourrais les décrire ?
- Je ne comprends pas très bien « leur physique », mais ça se tient, ce que tu dis… Pourquoi est-ce que tu m’observes ?
- Parce que je te vois un peu malheureux et que je voudrais bien t’aider.
Bon d’accord, je ne suis pas très fort en math. Mais un cartable, ce n’est pas fait pour donner des cours. Je suis littéraire moi, que veux-tu ! En attendant, j’ai promené pour toi, tous les jours, tes affaires, tes cahiers, tes livres sans jamais me plaindre. Tu pourrais me donner une seconde chance, quand même.
- Écoute mon vieux, ça fait plusieurs fois que j’ai des réflexions désagréables à ton sujet. Tu n’es plus du tout dans le coup. Je ne vais peut-être pas te jeter, mais au moins te mettre au placard en attendant que tu reviennes à la mode.
- « Ah, non ! C'est un peu court, jeune homme ! Tu pouvais dire, en variant le ton, par exemple, agressif : Moi, Monsieur, si j’avais un tel cartable, il faudrait sur-le-champ que je m’en débarrassasse ! Amical : Mais il doit traîner par terre !... Descriptif : C’est du toc !... c'est un sac ! Que dis-je, c’est un sac ? C’est un réticule !... Curieux : De quoi sert cette oblongue capsule ? D’écritoire, Monsieur, ou de boîte à ciseaux ?... Prévenant : Gardez-vous d’être entraîné par ce poids, de tomber en avant sur le sol !... Tendre : Faites-lui faire un petit parasol de peur que sa couleur au soleil ne se fane !… Voilà ce qu’à peu près, mon cher, tu m’aurais dit si tu avais un peu de lettres et d’esprit. »
Vous ne me croirez pas, mais il en est quand même resté suffoqué. Il ne s’attendait sûrement pas à ce que j’aie une telle culture. Peut-être même qu’il a comparé avec le sac d’Alex.
Je l’ai vu, moi, ce sac, tout noir avec une tête de mort blanche et quelques porte-clés qui se promènent à chaque tirette. De plus, il vient d’une grande chaîne de montage. Il y en a des milliers, tous pareils, sans âme, sans savoir. Ils n’ont jamais été à l’école, ils n’ont pas une mémoire comme la mienne.
Moi, on m’a éduqué tout petit et je ne l’ai jamais oublié. J’ai écouté et copié les conseils qu’on m’a donnés : ceux des maîtres y compris. Mon cuir est lisse, brillant, doux, agréable à toucher et à regarder, pas rêche comme de la toile et sentant le produit chimique.
Mais voilà qu’il reprend de plus belle :
- Tu as peut-être des lettres, mais ça ne peut pas me servir pour mon futur métier. Moi je veux être pilote. Voir des grands pays, sortir un peu d’ici où tout est minable. Je suis sûr que je serais heureux là-bas et les cours de français ne me seront guère utiles. J’ai besoin de concret.
Une fois de plus, je haussai les épaules pour ne pas montrer qu’il me blessait encore. Mine de rien, sans le regarder, je me suis mis à réciter sur le ton de la conversation :
- « Ah! Qu’il était joli en uniforme de Monsieur le pilote! Qu’il était joli avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses bottillons noirs et luisants, sa cravate zébrée et ses longues manches blanches qui lui faisaient une houppelande ! Docile, obéissant, se laissant guider sans mettre son grain de sel. Un amour de petit pilote ! Mais un jour, il se dit en regardant la montagne lointaine : Comme on doit être bien là-haut ! À partir de ce moment, la ligne régulière lui parut fade. Il maigrit. C’était pitié de le voir la tête tournée du côté de la montagne en soupirant tristement. »
- Je ne suis pas une chèvre ! Je sais ce que je veux. Tu es jaloux, c’est tout.
Quand il était de garde, le soir, près de malades gravement atteints, parfois en fin de vie, il allumait la petite veilleuse, s’asseyait à côté du lit et chantait… D’abord tout doucement, puis un peu plus fort, entraîné par l’enthousiasme. Et - ce qu’il ne savait pas - sa voix était superbe. Parfois les yeux vitreux qui paraissaient éteints s’entrouvraient et le regardaient d’un air étonné, puis ravi… Parfois des larmes coulaient sur les joues, une main pressait la sienne :
- Chante encore, petit, chante encore… Disait une voix tremblante.
Son chant passait alors à travers la porte et allait mourir au fond du couloir, émouvant quelques infirmières qui passaient. Il faisait du bien à tous.
Un jour, une collègue frappa à la porte de la chambre où il veillait une vieille dame qui lui souriait avec une telle tristesse qu’il en était bouleversé. Il lui pressa le bras de toute la tendresse qu’il put montrer et sortit doucement.
- Il y a, dans la chambre du fond, un monsieur qui demande à vous voir.
- Moi ? Mais il faut appeler un médecin, je ne suis pas qualifié…
- C’est vous qu’il veut.
- Qui est-ce ?
L’infirmière dit un nom. Il secoua la tête.
- Je ne le connais pas. A-t-il dit pourquoi ?
- Il a juste dit : je voudrais connaître celui qui chante tous les soirs depuis que je suis là.
- Pourquoi est-il là ?
- Accident de la circulation. Un camion l’a percuté de plein fouet. On a dû le désincarcérer : il a le genou broyé et je ne sais pas s’il remarchera un jour.
- Je vais voir, cela m’intrigue.
Il se dirigea à grandes enjambées vers la dernière porte sur la droite et frappa discrètement.
- Entrez, fit une voix étouffée.
- Bonjour… Vous avez demandé à me voir ?
- C’est vous qui chantez ?
- Euh... oui… beaucoup de mes collègues chantonnent, vous savez.
Il s’approcha à tout petits pas, et sursauta de frayeur en se retrouvant, juste après la haie de troènes, nez à nez avec une grille scintillante sous la lumière de la lune. Il leva lentement les yeux et s’aperçut que ce qu’il avait devant lui était un autocar.
Oh, pas un de ces autocars poussifs et tagués que l’on rencontrait régulièrement sur la ligne qui menait de son village à la grande ville. Non, celui-là était resplendissant. On voyait qu’il était bien entretenu, car malgré la nuit, il étincelait. On devinait des couleurs vives sur lesquelles un nom s’inscrivait en belles arabesques décorées de verdure.
- C’est toi qui pleures ? Qu’est-ce que t’as ? Je ne savais pas qu’un car pouvait pleurer !
- Tu vois, on en apprend tous les jours, lui répondit l’autre, en reniflant de plus belle.
Pour mieux voir le garçon, il mit ses essuie-glaces en route. L’engin ne devait plus servir depuis un moment ; les balais étaient secs et frottèrent sur le pare-brise humide avant de glisser plus aisément pour chasser les dernières gouttes. Le car se racla la tuyauterie et reprit :
- Je suis tellement frustré de ne pouvoir bouger d’ici. Je suis fait pour voyager, pas pour occuper les parkings. Si ça continue, on va me mettre à la fourrière.
- C’est quoi une fou-rire ?
- Fourrière… c’est un cimetière pour les autocars comme moi… et bien des véhicules qui ne circulent pas suffisamment.
- Mais les cimetières, c’est pour les morts ? Pourquoi ils veulent te mettre là-bas ? Moi non plus je ne bouge pas parfois, on ne me met pas au cimetière pour autant !
- C’est parce que je prends de la place pour rien ; une voiture ça a des roues, il faut donc que ça circule, tu comprends ?
- Oui… je vois… Mais pourquoi tu restes là, si tu connais le danger ?
- Parce que je ne peux pas partir tout seul.
- Ah oui, c’est vrai… Il est où ton chauffeur ?
- Eh bien justement, c’est là le problème.
Et il fondit en larmes si bruyamment que le jeune garçon se tourna d’un air inquiet vers le bâtiment voisin :
- Chuuttt ! On va t’entendre !... Il est parti ton chauffeur ? Il t’a abandonné ? Tu ne peux pas trouver un garage d’accueil ?
Dans l’obscurité, le gecko ne lui paraissait plus aussi laid qu’en plein jour. Sa voix était agréable, ce qu’il disait n’était pas dépourvu de bon sens.
- Quelqu’un vient, dit-il brusquement inquiet.
- Qui ? Où ?
- Derrière les hautes herbes là-bas. Je l’entends.
- Oui, moi je le vois. Nous sommes coincés, comment faire ? Je suis incapable de bouger rapidement. Laisse-moi, sauve-toi !
Le gecko jeta un coup d’œil surpris à celle qui, si elle avait des paroles acerbes, semblait avoir un cœur beaucoup plus tendre.
- Combien de temps te faut-il pour te lever ?
- Quelques minutes.
- Vas-y, essaye. Ne t’occupe pas de moi.
Et le gecko enfla soudainement sa gorge, entonnant une série de vocalises qui firent s’envoler quelques oiseaux nocturnes et se dresser les poils sur le dos de la petite gazelle.
Elle souleva ses pattes avant et, s’y reprenant à plusieurs fois, réussit à ramener celles arrière puis à se dresser, chancelante et tremblante. Peu sûre d’elle, elle profita du concert donné par son sauveur, pour affermir un peu sa position et piétiner doucement sur place afin d’évaluer les forces qui lui restaient.
Quand elle se sentit prête et revigorée, elle regarda autour d’elle.
Le spectacle était saisissant.
Dans le clair de lune se dressait la silhouette du gecko, gorge renversée. De grosses gouttes de sueur lui tombaient dans les yeux et la gazelle se rendit compte très vite que lui non plus ne tiendrait pas longtemps. Il avait mis toute son ardeur dans sa prestation et avait réussi à tétaniser le rôdeur. Mais cela ne durerait pas.
Elle songea donc qu’il fallait fuir vite. Hélas, dans la direction qu’ils devaient prendre, il n’y avait que l’obscurité. La lune n’éclairait pas jusque-là, les arbres devenaient un peu plus touffus. Sa vision excellente en plein jour lui faisait défaut la nuit, l’âge ayant affaibli beaucoup de ses facultés. Comment pourrait-elle courir sans se heurter à tous les obstacles ?
Le gecko semblait lire dans ses pensées. Il fit une pause de quelques secondes, le temps de reprendre son souffle :
- Quand je m’arrêterai pour la troisième fois, prends ton élan et cours !
- Mais, papa, pourquoi ils sont en rangées ? Ce n’est pas naturel, non ?
- Je t’ai déjà répondu, mon petit. Il doit sûrement y avoir une bonne raison. Peut-être que c’est plus facile pour les tailler ou les couper. Ou pour laisser passer la lumière, je ne sais pas.
- Les couper ? Mais pourquoi les couper ?
- Parfois ils sont trop vieux, ou malades, alors on les coupe pour laisser la place aux plus jeunes.
Le petit garçon en était bouleversé.
- Quand on est malade ou trop vieux, on nous coupe ?
- Non, pas nous, bien sûr, seulement les arbres…
- Et nous, on va où quand on est trop vieux ?
Le papa ne savait pas quoi répondre. Comme beaucoup de parents embarrassés qui n’ont pas la réponse aux questions un peu trop franches de leurs enfants, il choisit la solution de fuite et se leva brusquement :
- Allez viens, il va être l’heure de rentrer !
Le petit garçon se rembrunit. Il n’aimait pas ces échappatoires, parce qu’ensuite cela le tracassait toute la soirée et il en faisait des cauchemars. Il s’accrocha au premier tronc venu.
- Moi, je ne veux pas qu’on les coupe. Mêmes vieux et malades, je veux les garder. Je ne veux pas qu’ils soient tristes comme papy, quand on va le voir dans cette maison pleine de gens, où il pleure parce qu’il n’est pas chez lui.
- Nous n’y pouvons rien, mon garçon. Papy n’est plus capable de vivre tout seul. Il ne sait plus ce qu’il fait.
- Alors on va le couper aussi ?
- Mais non, on s’occupe très bien de lui ! Il a de temps en temps des moments de tristesse, mais il rit souvent.
- Donc on ne va pas couper les gens qui rient ?
- Si tu veux, fit le père en haussant les épaules, avec un sourire indulgent.
Comment expliquer les mystères de la vie à un gamin aussi vif ?
Le petit bonhomme tournait autour de chaque arbre et finit par s’exclamer :
- Regarde, celui-là on ne le coupera jamais… Il rit, rit, rit toujours. Il rit tellement qu’il ne peut même plus fermer sa bouche ! Moi je crois qu’il a trouvé la solution. Personne n’a envie d’enlever un arbre d’aussi belle humeur !... Papa, ce terrain est à toi, n’est-ce pas ?
- Des bagues ? Comme à une fille ? Mais je ne veux pas ressembler à une fille, moi ! Et de plus, je ne comprends pas comment porter des bagues, ça va me redresser mes dents de lapin.
- Mais enfin, voyons, tu te doutes bien que tu ne les porteras pas aux doigts !
- Ben où, alors ?
- Sur les dents, bien sûr, pour corriger ce défaut petit à petit.
- Je ne vois pas comment on peut enfiler des bagues sur une dent.
- Mais non… on les enfile pas ; on les colle dessus et on les entoure après avec un fil spécial qui fait le travail.
- Le travail ? Quel travail ?
- Eh bien le travail de te donner un large sourire dont personne ne se moquera plus.
L’enfant resta songeur. Petit à petit son visage s’éclaira, une lumière joua sur ses lèvres qu’il maintenait souvent closes avec force, pour ne pas que l’on remarque sa dentition quelque peu rebelle. Menton dans la main, coudes sur la table, il regardait songeusement sa maman éplucher les légumes dans la cuisine. Il saisit du bout de deux doigts une fine épluchure de carotte et tenta maladroitement de l’enrouler autour d’une de ses dents :
- Comme ça ?
- Un peu, oui, mais ce sera beaucoup moins voyant. Les bagues sont soit en métal, soit transparentes. Mais il vaudrait peut-être mieux celles en métal d’abord, d’après ce que m’explique l’orthodontiste, car pour les autres, il faut être très méticuleux.
Le petit garçon soupira :
- Maman, tu me dis toujours de parler de façon à ce qu’on me comprenne ; mais moi je ne sais pas ce que c’est qu’un « lortodentiste » ni des « ticuleux »
- Ce n’est pas un lortodentiste, mais un orthodONtiste, un docteur qui fait tout pour que les enfants retrouvent une belle dentition régulière. Et ce ne sont pas « mes » ticuleux, mais être méticuleux, ça veut dire être très, très soigneux.
- Du métal, ce n’est pas très joli, les copains vont se moquer encore plus… Moi j’aurais mieux aimé des bagues couleur orange comme les carottes. Au moins, c’est rigolo…
- Cela n’existe pas, mon chéri… et puis, tu sais, ce n’est pas pour toute la vie. Au plus tôt tu les mets, au plus vite l’affaire sera réglée. Et si les copains se moquent de toi, eh bien, nous trouverons ensemble des parades. Mais le mieux est de faire comme si tu n’entendais pas… Toi, tu sais pourquoi tu les portes, et c’est ce qui est important.
J’ai longtemps fait des cauchemars et elle était toujours là pour me rassurer quand je criais. Sa porte restait entrouverte pour qu’elle soit sûre de m’entendre. Même au milieu de l’hiver, elle se levait, enfilait ses chaussons et une robe de chambre et, grelottante, venait voir ce qui n’allait pas. Elle me regardait anxieusement, les yeux encore embrumés de sommeil et serrait les lèvres pour ne pas que je voie qu’elle claquait des dents.
Aujourd’hui, je n’ai plus de cauchemars, parce que je n’ai pas le temps d’en avoir. C’est moi qui me lève quand je l’entends gémir parce qu’elle a mal, parce qu’elle a peur, parce qu’elle a froid ; parfois sa couverture a glissé, ou elle voudrait se retourner et elle n’y arrive pas.
Ma sœur dort à l’autre bout de l’appartement, elle n’entend pas. Moi j’entends tout, j’entends la respiration de maman et j’ai parfois l’impression qu’elle s’arrête ; alors j’ai très peur et je ne sais pas quoi faire. Un jour, elle m’a trouvé accroupi à côté de son lit ; je m’étais endormi en lui tenant la main. Elle m’a grondé, mais ses yeux souriaient et ça m’a fait un plaisir immense. Elle n’a pas besoin de parler, je sais ce qu’elle pense…
Ce matin, j’ai rencontré un monsieur en allant à l’école, parce qu’il faut bien que j’aille à l’école tout de même ; le maître et le directeur m’ont autorisé à avoir un téléphone portable sur moi et à partir à la moindre alerte. Ils me font confiance et j’en suis très fier. Ma sœur travaille quelques heures par semaine pour payer les médicaments ; parfois je rate aussi un cours, pour qu’il y ait toujours quelqu’un à la maison.
J’ai donc rencontré ce monsieur dans la rue. Il était assis dans un fauteuil roulant, devant le petit square et il distribuait aux passants de belles images. Je me suis approché et il m’en a tendu une. Méfiant, j’ai demandé :
- C’est quoi, votre truc ?
- Ça, mon petit, m’a-t-il répondu, c’est ce que j’attends depuis longtemps ; un endroit merveilleux où je pourrai gambader et courir, jouer à t’attraper, te lancer un ballon, sauter, nager dans les eaux profondes et escalader des montagnes…
Il ne m’a rien dit de plus. Je l’ai regardé, j’ai regardé son fauteuil roulant. Peut-être était-il fou ? Et pourtant, il avait dans les yeux, la même lumière que dans les yeux de maman.
Cela m’a profondément troublé. J’ai pris la belle image, parce qu’elle était vraiment belle, et je l’ai mise dans mon cartable pour la regarder quand je serai seul dans ma chambre. Elle m’a suivi tout au long de la journée et m’a apporté apaisement et espoir. Si ce fou avait raison ? Peut-être qu’il existe des solutions que l’on ne connaît pas. Et si cela était possible pour maman ?
Le chevalier tapota l’accoudoir de son fauteuil d’un doigt ganté de fer :
- Oui, je vois… je ne les aime pas beaucoup. Ils cherchent tous les défauts ailleurs en cachant soigneusement les leurs, n’est-ce pas ?
- Leurs défauts ne regardent qu’eux. Mais certaines personnes leur ont monté la tête…
- Monté la tête ? Avec un casque ?
- Non… je veux dire leur ont mis dans la tête des choses qui n’étaient pas vraies.
- Tu ne t’es pas expliqué ? Tu n’as pas pris les armes ?
- Ce n’est pas ma manière de fonctionner. S’ils l’avaient voulu, ils auraient vu les résultats. J’ai sauvé plus d’enfants de la délinquance...
- Délinquance ?
- Oui… euh… du brigandage.
- Ah, je comprends mieux ! J’ai moi-même failli finir ainsi… Comment as-tu procédé ?
- Je leur ai donné une chance de faire leurs preuves... je les ai suivis, encouragés, j’ai cherché ce qui pouvait leur convenir. Mais ce n’était pas au programme.
- Au quoi ?
- Au programme… dans les lois de l’école…
Bayard leva les yeux et prit un air sévère :
- Hmmmm… cela est très grave si tu contreviens aux lois.
- Même pour sauver des enfants ?
- Non, peut-être pas, effectivement... Moi aussi, je suis censé aller au secours de toute âme en détresse. Alors tu peux être fier de toi, si tu as ce côté chevaleresque.
- J’en suis fier et je te remercie du compliment. Et tu sais, malgré tout, je crois être comme toi : « sans peur et sans reproche ». Ma conscience est en paix. J’ai fait tout ce que je devais et je l’ai fait dans l’intérêt de tous.
- Il est vrai qu’on me dit sans peur et sans reproche, mais c’est une légende. Je suis courageux mais j’ai eu peur également. Et j’ai eu mon compte de reproches, on ne peut jamais satisfaire tout le monde… Mais je voudrais te poser une petite question.
Il se racla la gorge d’un air embarrassé, changea son épée de côté et toussota :
- Si tu es « sans peur et sans reproche »… pourquoi te caches-tu ?
L’enseignant accusa le coup en sursautant si violemment, qu’un peu du contenu de son verre gicla sur sa chemise. Tout en bougonnant pour se donner une contenance, il essuya rapidement la tache avec un mouchoir :
- Je ne me cache pas, je ne veux plus voir ces personnes qui m’ont dénoncé ; elles me font maintenant horreur. Parmi elles, il y a des gens que j’estimais et en qui j’avais totale confiance ; le choc est trop rude.
- Cher professeur, tu as l’esprit du chevalier… mais un chevalier affronte la situation, il ne la fuit pas.
Alors les chariots élévateurs avaient commencé à se moquer de lui. Chaque fois qu’il demandait gentiment à reprendre le service, ils lui rétorquaient :
- Tu peux pas, t’as pas ta palette…
Même les hommes s’y étaient mis… Oh, ils le disaient plus gentiment, avec une petite nuance de tristesse dans la voix, car ils l’aimaient bien, cela leur rappelait leurs débuts dans l’entreprise. Mais bon, si on pouvait se simplifier un peu le travail et la vie… on n’allait pas cracher dessus, quand même !
Et il demandait si souvent, on lui répondait si souvent la même chose, que le nom finit par lui rester. On oublia sa marque, son numéro de série pour l’appeler « Tapatapalette », nom qui faisait rire non seulement les moqueurs, mais aussi ceux qui riaient pour ne pas les contrarier.
Il ne pouvait même pas se payer le luxe de pleurer sur son sort. D’abord parce que les autres ne s’en seraient pas plus occupé, mais également et surtout, parce qu’il aurait risqué de se détériorer. Il avait connu autrefois un vieux wagon rouillé, rangé dans un hangar désaffecté. Il en avait tiré une belle leçon. Jamais il ne finirait comme cela ! Il fallait qu’il trouve une solution pour demeurer actif.
Un matin, pris d’une inspiration subite, il essaya la force.
Toutes les deux minutes, il se mettait en travers d’un plus grand, lui barrant la route, l’obligeant à stopper net pour ne pas le heurter de plein fouet et risquer de perdre tout son chargement. Il y eut une avalanche de coups de klaxon sur toutes les notes de la gamme, du grave jusqu’à l’aigu.
Notre pauvre ami dut se boucher les oreilles et se retirer précipitamment, remis brutalement à sa place par des collègues encore plus convaincus qu’avant, de son inutilité.
Le plus gros des engins, rouge cramoisi, lui colla au train, le terrorisant et criant :
- Espèce de malade ! Tu ne vois pas que tu es dangereux ? Tu aurais pu provoquer un grave accident ! On ne t’a rien demandé !
Désemparé, ne trouvant aucun endroit où cacher sa honte, il leur tourna simplement le dos, se jurant que non il ne pleurerait pas, non il ne céderait pas !
Il tenta d’amadouer le menuisier qui régnait en maître dans le hangar voisin. Celui qui réparait les caisses, remettait un morceau là où les palettes étaient abîmées. Il essaya tout : la cajolerie, les supplications, la colère, les larmes, les promesses.
Le menuisier restait inébranlable : tant que le grand patron n’avait rien commandé, il ne pouvait faire de modification de lui-même.